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Donatien Laurent et la princesse Enori

Donatien Laurent a rejoint le paradis des Celtes pendant la première vague de la pandémie chinoise, le 25 mars 2020.

Une perte immense pour le mouvement culturel et l’ensemble du peuple breton qui doivent tant à l’ethnologue, au musicologue et à l’ancien directeur du Centre de recherche bretonne et celtique de l’Université de Bretagne Occidentale. Plutôt que de rédiger une chronique posthume, nous proposons un morceau choisi de notre livre Brest l’insoumise publié en 2016 dont un large extrait lui était consacré. Non seulement nous aidait-il à y voir plus clair sur les origines de la cité du Ponant, mais encore nous a-t-il encouragé à nous lancer dans un autre travail de recherche à la croisée du légendaire et de l’histoire du côté du Haut Moyen-Âge breton, à l’époque où vivait la fille du roi de Brest, la merveilleuse princesse Enori :

Donatien Laurent lors d'un entretien en 2016 pour Brest l'insoumise

S’il avait été japonais, mon interlocuteur Donatien Laurent serait considéré comme un « trésor vivant », l’un de ces érudits qu’on vénère parce ce qu’ils sont parvenus, par des chemins escarpés, originaux et tortueux, à sonder les grands mystères du monde, tout en développant leur art ou leur science derrière un paravent de modestie.

Lui naturellement dirait que c’est par hasard, - la divine providence ? - que, de toutes façons, le vrai génie dans cette affaire ce n’est pas lui, mais l’homme qu’il a longtemps pourchassé de ses assiduités pour connaître les secrets de ses découvertes : Théodore Hersart de la Villemarqué (1815-1895).



Pour avoir interviewé le père de Donatien, Pierre Laurent, il y a vingt ans, tandis que j’écrivais un livre sur les relations entre la Bretagne et l’Irlande, je sais ce que cette famille a connu un destin remarquable qui explique le cheminement de notre interlocuteur. Depuis l’ancêtre forgeron à Rosnoën (en Finistère) père de seize enfants d’une même femme dont les aînés s’installent à Brest au XIXe siècle. Ensuite, deux génération plus tard, Louis Laurent, médecine de marine en Indochine et ami de l’écrivain Victor Segalen, deux hommes dont nous retrouverons les aventures asiatiques plus tard dans ce livre ; puis Pierre, le fils de Louis, élève au collège Notre-Dame de Bon Secours à Brest, le plus jeune bachelier de France, à quinze ans, en 1919. La Bretagne ancienne et moderne, le livre de Pitre-Chevalier, ancien rédacteur-en-chef du Figaro, étant devenu son (gros) livre de chevet, il s’est enthousiasmé pour « la matière bretonne ». Durant sa carrière d’ingénieur à Paris, il participe aux activités artistiques des Bretons, présidant longtemps l’association culturelle Ker Vreiz avant de revenir s’installer à Brest. Pendant ce temps, Charles Laurent, le frère de Pierre, médecin de marine comme leur père, se passionne lui aussi pour l’histoire de Bretagne, sa musique, et sa ville natale de Brest, prenant même comme pseudonyme pour écrire des articles dans Les cahiers de l’Iroise, le nom légendaire d’un de ses rois : « Bristok »…

On comprend désormais la passion du jeune Donatien, fils de Pierre, pour cette Bretagne, dès qu’il apprend à lire et à écrire chez ses grands-parents maternels à Nantes, où on a emmené les enfants pendant l’Occupation. Là-bas, dans la ville de Saint Donatien (et de son jumeau Saint Rogatien, tous deux premiers martyrs bretons qui ont donné leur nom à des enfants Laurent), c’est la musique que lui enseigne aussi une mère pianiste. La langue bretonne se découvre à Paris, à l’école Bossuet grâce à des membres du personnel non enseignant, originaires de Guingamp. Visites dans les musées parisiens, vacances au Croisic ou dans le Finistère, retour à Paris et adhésion – aux côtés du futur Alan Stivell - aux scouts Bleimor (Loups de mer) où l’on chante en breton et où l’on joue de la musique traditionnelle. Donatien devient sonneur dès treize ans au Bagad Bleimor ; voyages au pays de Galles, stage en Ecosse, grâce à une bourse Zellidja, pour étudier les traditions de la cornemuse. S’ensuivent des études qui s’annoncent fatalement brillantes, même si elles donnent l’impression du génial touche-à-tout : philosophie, philologie celtique, droit, Science-Po, anglais à la Sorbonne. En 1957, Donatien Laurent prépare une étude de linguistique générale sous la direction d’un des disciples du grand Saussure, André Martinet.

Le drame survient lors des vacances de Pâques à La Baule : le 24 avril, un camion tamponne de plein fouet sa bicyclette et le projette à plusieurs mètres.

À quoi bon paraphraser son ami Michel Treguer qui a décrit la situation. Autant le citer : « Il n’a aucune fracture, mais le cerveau a été entièrement déplacé sur le côté, et le centre du langage est apparemment touché. On le trépane pour évacuer le liquide cérébelleux. Il reste dix-huit jours dans le coma – « triwec’h, trois fois six » - aimera-t-il à noter plus tard en rappelant le statut particulier de ce nombre dans la tradition bretonne […] Il parle difficilement, ne marche plus, mais l’ensemble de ses fonctions lui revient dans les mois suivants. Un médecin “expert” de la Sécurité sociale recommande à ses parents de le marier à une gentille petite Bretonne et d’installer ce couple simplet dans quelque boutique de village. »

Avec Edgar Morin à Plozévet

Le village s’appelle Plozévet, mais Donatien ne s’y installe pas pour y devenir « marchand de couleurs ». Contre toute attente, malgré sa trépanation, il a pu, grâce à Martinet, se raccrocher à des études d’ethnologie au musée de l’Homme pour étudier les traditions bretonnes qui le passionnent. Le voici à courir la campagne avec des chercheurs du CNRS mené par Edgar Morin pour étudier la population de cette bourgade du pays bigouden. A Plozévet, Donatien est le seul bretonnant de l’équipe et c’est ainsi qu’il va réaliser ses premières enquêtes sur les gwerzioù que lui chantent des paysans qu’il est venu interroger. Il fait deux remarquables découvertes : celle de l’amour en la personne de l’historienne Françoise Prigent (qu’il épouse et qu’il donnera quatre enfants) ; et la façon dont la musique – à la manière de Sherlock Holmes – permet de résoudre des énigmes historiques de la tradition bretonne. Avec l’ami du docteur Watson, il a simplement troqué le violon pour la bombarde.

C’est à partir de Plozévet qu’il dénoue l’écheveau du Barzaz Breiz comme personne avant lui. En effet quand La Villemarqué l’a publié en 1839, ce livre devient un best-seller, car ce collectage réalisé auprès des paysans bretons reconstitue une bonne part de l’Histoire bretonne au moment où la renaissance celtique est porté par un romantisme débridé. À propos de l’un des poèmes du Barzaz Breiz, « le Tribut de Nominoë », George Sand écrit : « C’est un poème de 140 vers, plus grand que l’“Iliade”, plus beau, plus parfait qu’aucun chef-d’œuvre sorti de l’esprit humain. »



Début de la gwerz « La Tour d’Armor » du Barzaz Breiz à propos de la légende d’Azenor, fille du Roi de Brest (1867) © RF

Cependant, lors de la réédition du livre en 1867, des intellectuels, dont François-Marie Luzel et Ernest Renan, doutent de la réalité de ces textes, comme on a douté, en Ecosse, des poèmes d’Ossian, réunis il est vrai réécrits par James MacPherson. La Villemarqué aurait-il tout inventé ? C’est que prétendra Luzel, qui de son côté collecte aussi des légendes et contes bretons très intéressants mais souvent plus tardifs.

« Ceci dit, Luzel lui aussi collecte des gwerzioù réelles, me confirme Donatien. Mais il faut comprendre que Luzel ne parle que le breton de Plouharet (du Trégor). Au contraire, Villemarqué parle le breton de Cornouaille et d’autres variantes, le Vannetais par exemple. Donc cela explique sa vision panoramique. »


Mais la mauvaise foi de Luzel est entière : lorsqu’il a recueilli certaines complaintes, il en a retiré des couplets – qui se trouvaient aussi dans la version La Villemarqué – pour la raison qu’il l’a accusé de les avoir inventés… Certains enjeux politiques sont avérés : Luzel, le républicain, semble instrumentalisé à Paris par ceux qui reprochent à La Villemarqué de favoriser l’esprit national breton.

D’ailleurs, les deux hommes procèdent par des circuits différents. Cette collecte parmi les paysans tient sans doute au moyen qu’il utilise : alors que Luzel interroge ses témoins grâce à ses réseaux républicains, La Villemarqué a souvent utilisé la parentelle de ses domestiques.

Sans doute meurtri, l’auteur du Barzaz Breiz se taiera toute sa vie et ne fournira jamais les preuves assurant qu’il a prospecté de chaumière en penn-ti pour recueillir avec minutie ces chants. Même si, en les traduisant, il leur a conféré son propre lyrisme.

Or, cent cinquante ans plus tard, Donatien Laurent retrouve nombre de ces gwerzioù, certaines encore connues, avec des variations, parmi les paysans qu’ils interrogent et qui sont à même de les chanter avec lui.


En vingt-cinq ans, Donatien « le trépané » a réussi à authentifier les sources exactes de La Villemarqué d’autant que son descendant a accepté, en 1964, de lui montrer les petits carnets de son ancêtre. Quelle émotion de trouver écrit de sa main sur le petit sac qu’il contenait : « Conserver précieusement ces manuscrits » !


Ce que l’ethnologue découvre est espoustouflant : à part quelques réécritures de nature stylistique et l’ajout d’un chant qui n’est pas breton, les complaintes qui constituent le Barzaz Breiz sont un formidable vecteur d’informations.

Ils constituent alors, souligne Donatien Laurent, « les plus anciens textes de littérature orale jamais recueillis en France ».

Qui a tué Louis Le Ravallec ?

Une deuxième conséquence importante : les gwerzioù n’ont pas pour origine un récit de légende ou une fiction, mais un fait bien réel qui se transmet ainsi par la voie orale. Elle anticipe et parfois remplace la nouvelle par feuille volante, transportés par les colporteurs. Elle est un précurseur des gazettes avant même qu’existe l’imprimerie. Les gwerzioù ont même une fonction « politique » car elles révèlent ce que ne disent pas les hagiographies monastiques ou les documents officiels. Elles ne sont pas censurées.

Plus elles sont composées à proximité d’un fait qui s’est produit, moins elles ont été embellies et ont pu perdre de leur substance véridique. En confrontant plusieurs versions des collectes de Villemarqué, avec les siennes (et même avec des versions de Luzel), Donatien Laurent peut recouper des faits très anciens dont la substance a été oubliée. L’exemple le plus frappant – et qui a fait l’objet d’un film Qui a tué Louis Le Ravallec ? – est l’histoire de ce jeune paysan retrouvé mort dans la rivière Elié au Faoüet en 1732 et qui a donné la substance à la gwerz « Le Pardon Saint Fiacre » . A l’époque, les juges avaient conclu à une mort accidentelle, mais grâce au recoupement de diverses versions de la complainte et l’analyse des minutes du procès, en 1965, Donatien Laurent réussit à démontrer qu’il s’est agi d’un homicide. Ce qui explique la dernière phrase tragique de la gwerz, à propos Louis Le Ravallec qui « a perdu la vie de la main de ses compagnons » (En deuz kollet he vuhe dre zorn he vignoned).

Et ce qui confirme que « la gwerz retient la vérité du milieu ». Est-ce aussi vrai pour une histoire aussi ancienne que celle d’Azenor ? Et au lieu des gwerzioù rurales, qu’en est-il des « légendes urbaines » et des récits qui concernent une ville comme Brest ?

Avec son sourire malicieux, Donatien Laurent pointe du doigt dans le Barzaz Breiz, plusieurs récits qui évoquent la ville. Certains chants évoquent des évênements plus tardifs. Ainsi « La ceinture de noces » narre l’expédition à partir de Brest d’un breton qui, en 1405, rejoignant, avec 10 000 autres, le chef gallois Owenn Glendour va combattre les Anglais. Autre exemple : « La chanson du pilote » qui évoque la bataille d’Ouessant, en 1781, entre deux frégates, la Surveillante, avec son équipage breton, et l’anglaise The Quebec, combat au cours duquel comme les deux bateaux sont endommagés, les marins des deux bords finissent par s’entraider. Les versions officielles de la bataille ne disent pas ce que révèle la gwerz : fils du peuple, les matelots préfèrent fraterniser que s’entretuer.


Dessin de Serj Pineau Tiré du livre La femme au sein d'or / Skol - Dastum 1985

« La Tour d’Armor », la gwerz concernant Azenor se classe parmi les légendes mais avec un fond de vérité concernant l’existence des personnages.

« En fait, sans avoir publié les résultats de mes travaux, je l’ai étudiée à partir de la gwerz concernant Enori qu’on trouve chez Luzel. Enori est la forme bretonne du nom d’Azenor ». Par bonheur, on peut confonter la gwerz de Saint Enori, récupérée par Luzel et « la Tour d’Armor », à propos d’Azenor qui setrouve dans le Barzaz Breiz.

Donatien va chercher dans son bureau à l’étage la gwerz qu’il a découverte autrefois. Je m’assoie près de lui. L’œil pétille. Il me la lit, mi-breton, mi-français, m’en chante une strophe, avec la gourmandise d’un félin qui reluque sa proie : sans qu’on sache si c’est le document à déchiffrer ou le projet de replonger dans les origines bretonnes de Brest qui l’amuse diablement.

Car la gwerz d’Enori plonge dans les racines anciennes de l’histoire de la ville, les relie au rôle politique des prêtres – au « Temps des saints bretons » -, au mouvement dans les pays celtiques, notamment à l’Irlande.❞

Extrait de Brest l’insoumise, éditions Dialogues, 2016.​


 

Retrouvons Donatien Laurent à la librairie Dialogues à Brest



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