Alain Kervern et les haïkus lanceurs d'alerte climatique

Mis à jour : 17 août 2020

Le regard des poètes japonais

Alain Kerven, tel le poète itinérant Bashô...

Avec Alain Kervern, auteur d’une douzaine d’ouvrages sur la poésie japonaise, on croit toujours avoir fait le tour des haïkus. Et voici que surgit un nouveau volume qui modifie notre perception de ces courts poèmes de 17 syllabes (5/7/5) inspirés de la poésie chinoise des Tang. Et dont le maître classique est Matsuo Bashô [松尾芭蕉 – 1644-1694] auquel Kervern a consacré une biographie en 1995.

Poète itinérant à travers l’archipel nippon, Bashô a défini la tâche à laquelle doit s'atteler tout compositeur de haïku. Écoutons-le : « La lumière qui se dégage des choses, il faut la fixer dans les mots avant qu'elle ne s'éteigne. »

Un peu comme ces feu-follets, qu’à l’époque Edo, à la tombée de la nuit, femmes et enfants allaient surprendre et tenter de capturer dans cette chasse poétique et fatalement vouée à l’échec qu’on appelle Hotaru-gari [蛍狩]. Or, les feu-follets ou vers luisants sont importants dans cette histoire. Nous y revenons dans un instant.

Pour écrire un haïku il faut obligatoirement se référer au temps, au moment de la journée, à la saison, avec des mots qui leurs sont dédiés (les kigo). Ces saisons sont au nombre de cinq : les quatre semblables aux nôtres puis celle, longue d’un mois, du tournant de l’année, de notre Saint-Sylvestre au Nouvel chinois en février.

C’est pour décrypter ce monde où lumière et obscurité s’absorbent mutuellement que Kervern a jeté son dévolu il y a plus de trente ans sur Le Grand Almanach poétique japonais nécessaire pour concevoir des haïkus. Il a cinq siècles et a été nourri par une centaine de poètes. Il a donc traduit cet Almanach (le Saïkiji – 再記事) lequel lui a d’abord inspiré un essai sur la permanence du haïku intitulé Malgré le givre (1987). C’est le début d’un compagnonnage avec Yves Prié, éditeur et imprimeur à l’ancienne d'Ille-et-Vilaine (les éditions Folle Avoine), qui l’encourage à réaliser une adaptation en français de l’Almanach. Sept ans de travail. Le titre de chacun des cinq Livres révèle la multiple splendeur de leur contenu : Matin de neige ; Le réveil de la loutre ; La Tisserande et le Bouvier ; A l'ouest blanchit la lune et Le vent du nord.

L’aspect pédagogique de l’œuvre d’Alain Kervern n’échappe à personne quand on lit ses ouvrages. Un goût multiple qui s’illustre quand il nous offre son Histoire du haïku contemporain (éditions Skol Vreizh), avec ses poèmes en japonais, mais aussi un double du texte en breton Istor an haïku a-vreman (avec l’aide de Malo Bouëssel du Bourg, lui-même compositeur de haïkus).

En 2016 déjà, chez Folle Avoine, Kervern avait publié La cloche de Gion qui fait référence au monastère de Kyoto dans lequel cette cloche « résonne de l’impermanence de toute chose ». Il s’agit d’une riche synthèse d’un demi-siècle d’études du Haïku et de l’Almanach. Cette définition amorce une grande mutation : « Composer des haïkus, c’est d’abord une discipline qui nous apprend à voir dans l’insignifiant ce qui semble au premier abord invisible. Observer et chanter les plus infimes changements opérés par le cours des saisons dans la nature, c’est rendre visible l’universelle impermanence dont les variations saisonnières sont le révélateur tangible. »

Nous y voilà. Tandis que le réchauffement climatique provoque ses cohortes de typhons et d’ouragans, que le drame de Fukushima renvoie à celui d’Hiroshima, aux peurs engendrées par les menaces perpétuelles de la Corée du Nord, que l’on se demande si la « peste chinoise », la pandémie du Coronavirus, n’est pas la conséquence du bouleversement de l’ordre naturel précipité par l’homme, et du dérèglement génétique ou biologique qu’il impose au règne animal. Sans parler des résultats terrifiants d’expérimentations de la guerre chimique (telle que pratiquée par la secte japonaise Aum) ou de la guerre bactériologique chinoise.

Dans un article publié dans Le Monde (23 février 2019), Kervern écrit : « Cette connaissance des cycles de la nature révèle aux poètes de haïku et au grand public la richesse et la fabuleuse diversité biologique de la planète.

On apprend par exemple dans le Saïjiki que le fonctionnement des chaînes alimentaires dans la nature permet la régulation du développement des espèces animales ; que les migrations d'oiseaux obéissent à des règles très précises ; que les plantes développent des capacités de réaction autonome face à un danger... C'est à la fois nourris du véritable savoir encyclopédique de l’Almanach poétique et doté d'un sens de l'observation affiné par l'expérience que les poètes écrivent des haïkus. »

Témoin ce haïku visionnaire de Bashô :

Plénitude

il vrille le roc

le chant des cigales

Car les savants ont découvert que la « cigale-ours » (kumazemi, 熊蝉), prolifère aujourd’hui dans les villes du fait des températures élevées, se propageant du sud au nord de l’archipel. Celle que Bashô voyait « vriller le roc » perfore désormais, pour pondre, le plastique dur et résistant des câbles électriques provoquant des coupures de courant au grand dam de la compagnie nationale d’électricité NTT. Des exemples de ce type abondent.

De même, nombre d’insectes, d’oiseaux, de poissons qu’ont chantés les poètes de haïkus sont en voie de disparition, quand ils n’ont pas disparu. Que dire des lucioles que regrette la poétesse Hosomi Ayako [ 細見綾子 1909-1997] et qui enchantaient les enfants ?

Au fond de la nuit

s’éteignent l’un après l’autre

des lumignons de lucioles ?

Elles ne brillent plus que dans les dessins animés de Miyazaki Hayao [宮崎駿] !

« La dialectique culture/nature que vivent en particulier les poètes de haïkus prend un tour aigu face aux évolutions de ce qui est devenu un rapport de forces entre l'humanité et la nature, se lamente Kervern. Le réchauffement climatique et les dérèglements qu'il entraîne ont un impact de plus en plus préoccupant sur la diversité biologique. Et ces poètes, inlassables scrutateurs des métamorphoses saisonnières, font face désormais à des bouleversements climatiques jusqu'ici inconnus. »

C’est un scientifique, Kunieda Ryûeki, qui a mis la puce à l’oreille de notre haïkiste d’Armorique provoquant chez ce dernier cette nouvelle recherche qui l’a captivé : du fait des rapports privilégiés qu’entretiennent les poètes avec la nature, ils sont devenus de vrais « lanceurs d’alerte » face aux périls écologiques qui nous menacent.

En Bretagne comme au Japon, les « mots de saison » constituent un repère remarquable par rapport à la détérioration de la situation climatique sur la planète entière. Prêt à absorber dans chaque image sa beauté fugace, Alain Kervern précise avec fierté : « Avec leur sensibilité particulière vis-à-vis des bouleversements climatiques, les poètes de haïku ont un rôle d'avant-garde à jouer… Car le haïku, de par son statut particulier, peut offrir des possibilités de mobilisation sur des thèmes qui soient à la fois sources d'inspiration poétique et motif pour des actions de sauvegarde concrète. »

De nos jours, les poètes protestent contre le drame nucléaire de Fukushima provoqué par le tsunami de 2015. Ainsi ces deux poèmes de Nagase Tohran [長瀬㣊嵐] :

Ne redémarrez

jamais les centrales!

Chantent les cigales.

et

Les crocus fleurissent

Sur une terre où aucun

Homme ne peut vivre

D’autres nous poussent à trembler en pensant que le changement climatique est accéléré par les pollutions générées par l’industrie, tel Motomiya Tetsurô [本宮哲郎 1931-] :

Tant de produits chimiques

se dissolvent en nous

vaporeux nuages des cerisiers en fleurs

Jusqu’au désert final provoqué par la fin du monde, selon Yamazaki Jussei [山崎十生 1947-]

Plus personne

sur la terre

sinon la pleine lune.

Cependant, - mais est-ce une raison de se réjouir ? – quand les hommes auront disparu, la nature reprendra ses droits, si l’on en croit les haïkus de Hoshino Tsunehiko [鷹羽狩行1935-]. Comme ceux-ci, cités par Kervern en fin de fin de volume :

Demain ne resteront

dans les décombres

que les pousses du printemps

ou encore

cataclysmes et drames humains

les volubilis

ne cessent de fleurir

A-t-il voulu, comme tant de poètes japonais, décrire l’apocalypse qui se profile inéluctablement. Mais peut-être y-a-t-il un relent d’espoir et ces haïkus constituent des alertes afin que l’humanité se reprenne. Que la petite musique des haïkus se déclenche comme signal de la riposte collective au Japon et dans l’univers.

Le connaissant, il me semble qu’Alain Kervern doit abonder dans ce que dit Hoshino-san dans la préface de son recueil Eclaircies glaciales d’où sont tirés ces poèmes :

« Dans la culture japonaise, il est de tradition de considérer la vie humaine elle-même comme rythmée selon le cycle des saisons. Et j’en suis venu à considérer ce rythme calendaire comme une manifestation des pulsions du cosmos.Par conséquent, ce ne sont pas les circonstances individuelles de l’existence de chacun à son échelle qui importent, mais le rythme cosmique de la vie telle qu’elle se manifeste en nous. Si nous sommes un tant soit peu sensibles à cette dimension de notre destin, je pense que la forme poétique du haïku a un rôle à jouer dans cette prise de conscience. »

Éditions Géorama, 2019, 12 €

Archives sur Alain Kervern



Retrouvons Alain Kervern à la librairie Dialogues à Brest